Le Clavicorde I par Emile Jobin

Une voix fragile, par Emile Jobin

Remerciements aux auteurs et à la Société de musique ancienne de Nice pour l’autorisation de publier cet article paru dans « Cahiers de la Société de musique ancienne de Nice » n°4, 1992, « le clavier,technique, facture, interprétation ».

I. UNE VOIX FRAGILE

Alors même que musiciens, facteurs et organologues s’efforcent de révéler la musique ancienne dans toute sa splendeur, le clavicorde est encore largement ignoré. Il est l’apanage d’un petit cercle d’initiés, et pourtant son rôle est fondateur sur la technique de clavier.

Le monocorde de Pythagore fut en usage jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est une caisse fermée par une table d’harmonie sur laquelle une corde tendue entre deux chevalets est divisée au moyen d’un curseur qui rend évidents les rapports de fréquence entre les harmoniques.

Les recherches de mécanique permettant de sélectionner une suite de sons par un mouvement vertical, ont donné naissance, vers le pre­mier siècle après Jésus-Christ, à un embryon de clavier. Elles furent d’abord appliquées aux orgues, mais il faudra attendre probablement le onzième siècle pour que l’idée d’insérer un système de « clés » au monocorde primitif voie le jour.

Conrad de Saverne décrit en détail le monocorde à clavier, en lui octroyant la première place parmi les instruments de musique. Il met en exergue son rôle didactique :

Le monocorde permet de rendre sensible à la vue et à l’ouïe ce qui est dif­ficile à expliquer par les mots (...) ; en suivant le son qu’il émet, on parvient à mieux exécuter les chants.

Il s’agit donc d’un guide-chant. Cette invention connut un très grand retentissement, au quatorzième siècle, à travers l’Europe entière.

Virdung (1511) donne des indications précieuses pour comprendre la transition du monocorde au clavicorde. Logiquement il se réfère tout d’abord à son brillant prédécesseur, Guy d’Arezzo, et précise qu’à son avis, le clavicorde est cet instrument qu’il a appelé le monocorde, à cause de son unique corde qui est divisée selon les degrés du genre diatonique. Le clavier de ce monocorde comportait l’inscription du nom des notes, d’où la dénomination courante d’Alphabetum. L’étendue de ce clavier est de vingt touches blanches augmentée de deux sib (les fictae). Il nous rappelle ensuite que lorsque l’instrument possède quatre cordes, on le nomme tétracorde, cinq pentacorde etc. ; qu’elles sont d’égale longueur et doivent être accordées à l’unisson. Enfin qu’il faut beaucoup de cordes semblables afin que deux, trois, quatre sons ou da­vantage permettent de faire entendre simultanément la douceur des in­tervalles consonants.

Voici donc notre instrument. C’est un petit coffre auquel on a adapté un clavier qui fait saillie. Sur la table d’harmonie, proche du fond, sont collés à gauche le bloc de balance du clavier, à droite un chevalet suffisamment haut, comparable à celui des violes, pour per­mettre le fonctionnement de la mécanique. L’idée est celle de deux chevalets vibrants. Le clavier et sa tangente jouent le rôle d’un second chevalet. L’étendue du fa sans le dièse jusqu’à sol est de trente-huit touches.

Virdung, toujours, nous explique qu’à l’époque :

Il est d’usage de mettre trois cordes sur un chœur pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’ arrêter de jouer lorsqu’une corde saute.

On peut douter de la justesse de son analyse et penser qu’il s’agit plutôt d’une recherche de puissance sonore, de stabilité dans l’intona­tion. Il continue en nous enseignant que chaque chœur correspond, en général, à trois touches qui le frappent (d’où le terme de clavicorde lié), sans compter quelques chœurs à vide pour la beauté de la résonance (cordes sympathiques). Il ajoute qu’il existe des clavicordes de facture récente comportant quatre octaves ou davantage, et que ces instruments sont pour la plupart conçus de telle sorte qu’il soit possible de leur ajouter des pédales suspendues. On peut imaginer le foi­sonnement de recherches qui ont conduit l’humble guide-chant à de­venir un véritable instrument de musique.

De nombreux termes sont utilisés pour dénommer le clavicorde. Ils sont souvent ambigus, ce qui complique l’étude des documents anciens. C’est pourquoi il m’a semblé utile d’établir un petit lexique :

  • Manichordion, monochordium, monochordis, monachordio : terme dont l’origine est une collusion entre le monocorde et la main. Utilisé initialement pour les monocordes à clavier et par extension pour les clavicordes. Manichordion en France, monachordio en Espagne. Probablement le plus ancien et le plus fiable. Cité dans le Roman de Brut de Wace en 1157.
  • Echiquier, éschaquier : terme permettant d’identifier le clavier par analogie avec le jeu du même nom (alternance du noir et du blanc). Propre à tous les claviers, souvent utilisé pour le clavicorde aux XIVe et XVe siècles. En 1360 Edouard III donne un échiquier fabriqué par Jehan Perrot à son prisonnier Jean de France.
  • Virginal : terme générique pour l’épinette en aile, le virginal rectan­gulaire comme le clavicorde ou le clavecin. Praetorius spécifie :

En Angleterre tous ces instruments petits ou grands sont appelés virginals.

  • Clavicorde, clavichord, clavicordio, etc. : terme qui, contrairement aux idées reçues, dénomme, en particulier en Espagne, toute la famille des claviers, y compris dans la littérature musicale, l’orgue. Nassare (1724) :

Les clavicordio sont de différents types, variant en dimension et en appellation ; certains sont appelés claviorgano, d’autres clavicimbalos, d’autres clavicordios, d’autres encore espinetas.

Devient le terme consacré au XVIIIe siècle. Cité en 1404 dans le Minne Regal.

  • Klavier : pendant allemand du clavicordio espagnol. La très célèbre pièce de C.P.E. Bach : Adieu à mon clavier Silbermann est évidem­ment destinée à son clavicorde, comme en attestent les signes d’or­nementation.
  • Instrument : terme générique en Allemagne pouvant aussi désigner le clavicorde. Étiquette de clavicorde de Gottlob Hubert en 1787 : Orgel und Instrumenten Bauer.

Cette confusion est liée à l’évolution de la musique et de la facture. Au Moyen Âge les instruments servent surtout à accompagner, dou­bler, guider ou paraphraser la musique vocale. Il faut attendre la Renaissance pour que se développe une véritable musique instrumen­tale, souvent d’ailleurs constituée de transcriptions de musique vocale ornementées, retouchées. Le premier souci de ces facteurs est l’imita­tion de la voix. Les premiers recueils de musique instrumentale ne précisent pas forcément pour quelle famille d’instruments ils sont écrits. Les facteurs construisent souvent plusieurs types d’instruments. Il est donc d’usage de choisir un terme large, général : la spécialisation n’est pas encore à l’ordre du jour.

1l est peut-être temps d’entrer dans le vif du sujet et de décrire suc­cinctement le fonctionnement d’un clavicorde tel que nous l’avons laissé au début du XVIe siècle. Exceptés certains instruments italiens polygo­naux, la caisse a l’allure d’une boîte rectangulaire. Sur le fond, sont col­lées les éclisses (côtés). La table unique du monocorde se scinde en deux parties : un premier plan, près du fond, reçoit la mécanique ; un deuxième, plus élevé, à droite, permet aux chevalets (souvent au nom­bre de trois) parallèles au petit côté de recevoir la pression des cordes.

Celles-ci sont tendues entre le sommier situé sous la table, accolé au côté droit, et le cordier collé sur le côté gauche. Dans les queues de touches, sciées selon la règle de proportion dictée par le tempérament, sont fichées de petites lamelles de métal en coin (les tangentes).

Elles excitent les cordes en les percutant et définissent du même coup la lon­gueur vibrante. Une étoffe tissée entre les cordes immobilise la section comprise entre le cordier et les tangentes. Ce tissage est très important : il étouffe les cordes et répartit la tension de façon à rendre le toucher également ferme. Il est parfois remplacé par une planche de bois garnie d’étoffe qui appuie sur les cordes. Sur certains instruments, la table descend derrière le chevalet à droite afin de renforcer l’angle des cordes. Dans le même ordre d’idée, une barre maintenue entre les deux grands côtés, appuie sur les cordes de manière à augmenter la pression sur le chevalet. L’étendue C-E-a2 (do octave courte, trois octaves et une sixte) s’étend rapidement jusqu’à c3. Le tempérament mésotonique a le plus souvent remplacé l’échelle pythagoricienne.

Décrit par Correa de Arauxo, un ingénieux système permet en utili­sant la liaison de plusieurs touches avec un même chœur, d’accorder les instruments par simple succession d’octaves, sans faire la partition. Le tempérament est inscrit dans le guide arrière des touches, le diapason, nommé d’ailleurs aussi clavicorde, et implique les liaisons suivantes :

L’octave grave est libre. Les liaisons exprimées par les enjambe­ments des notes permettent d’accorder sur un modèle du genre suivant :

Au XVIIe siècle, on rencontre le même type de clavicorde dans toute l’Europe. Le modèle est épuré : le clavier fait partie intégrante de la caisse, un chevalet unique, souvent en forme de S sur la seule table qui subsiste, reçoit les cordes désormais placées en diagonale. Les liai­sons deviennent moins nombreuses permettant encore parfois d’accor­der sans réaliser de partition :

Enfin, le système sera normalisé en liaisons doubles : do-do# ; ré ; mib-mi ; fa-fa# ; sol-sol# ; la ; sib-si.

Malheureusement, peu d’instruments nous sont parvenus d’Italie, des Flandres et d’Angleterre. La France, quant à elle, ne nous lègue aucun clavicorde. Pourtant, les inventaires des facteurs prouvent une tradition bien vivante (voir inventaire des facteurs français dans Hubbard). Il est raisonnable de penser qu’après tout, l’oubli dans lequel est tombé le manicordion au XVIIIe siècle en est la cause.

En effet, la fin du XVIIe siècle voit cet instrument se confiner vers l’Europe du Nord (Scandinavie, Allemagne) et du Sud (Portugal et Es­pagne). Le corpus devient plus grand au fur et à mesure de l’extension du clavier : C sans C# jusqu’à c’’’, puis d’’’ et enfin f’’’. Les premiers ins­truments libres (un chœur par touche) apparaissent, qui permettent un tempérament plus égal et par conséquent des modulations plus hardies. Cependant si au XVIIIe siècle une littérature spécifique est née, parti­culièrement en Allemagne, qui demande souvent l’usage de ces nouveaux clavicordes libres, tous les facteurs, pratiquement, continueront à construire parallèlement des instruments liés.

Les grands clavicordes de cinq octaves (FF-f3) fabriqués à partir du milieu du XVIIIe siècle, diviseront l’Allemagne en tendances bien distinctes. Le Nord avec la famille Hass de Hambourg, dont les ateliers produiront des instruments de très grande dimension qui ont la particularité d’avoir un quatre pieds dans les basses. L’école saxonne, représentée par la famille Silbermann et dont les instruments de plus petite dimension ont des cordes filées dans le grave.

À l’usage des organistes, des doubles et triples clavicordes auront remplacé les modestes instruments à pédale accrochée.

Le clavicorde, qui a directement engendré le piano carré, subira son influence en retour. Les mêmes facteurs faisaient parallèlement des or­gues, des clavecins, des piano-forte et des clavicordes. Par conséquent un certain nombre d’accessoires empruntés au piano seront parfois transplantés sur le clavicorde. En voici quelques-uns :

  • Una corda : déplacement du clavier vers l’arrière de manière à ce que la tangente ne frappe qu’une corde.
  • Forte : système d’étouffoirs que l’on peut libérer.
  • Piano : système qui rapproche les queues de touche du plan des cor­des, afin d’en limiter la course.
  • Effet de jeu de buffle : les tangentes sont couvertes, en partie, d’une peau qui entre en action par déplacement du clavier.
  • Moderator : bande de tissu échancrée venant s’intercaler entre la tan­gente et la corde.
  • Luth : morceaux de peau qui viennent amortir la corde.

Apparemment ces tentatives n’auront pas séduit les musiciens comme les facteurs les plus en vue.

Le palmarès des records de grandeur revient sans doute aux Suédois et aux Espagnols, qui construiront des instruments allant jusqu’à six oc­taves.

Au XIXe siècle le clavicorde est largement battu en brèche par le piano. Cependant il demeurera, outil de travail facile à transporter, le compagnon fidèle des compositeurs. La tradition ne connaîtra pas de réelle rupture : Dolmetsch portera le flambeau à l’orée du XXe siècle, relayé ensuite par des maisons allemandes comme Neupert.

En réalité, le clavicorde est un instrument anachronique. Sa voca­tion première n’était pas strictement musicale. Il s’agira longtemps d’ailleurs d’un outil de travail, considéré comme le passage obligé d’un bon apprentissage du clavier.

Le principe d’excitation de la corde est en soi une aberration physi­que : le point d’attaque est en même temps le nœud de vibration de la corde. C’est là sans doute le péché originel du clavicorde. En effet le son produit est extrêmement complexe, pas strictement harmonique et de peu de rendement. L’accord n’est pas aisé, l’intonation difficile à contrôler dans la dynamique, le toucher demande une parfaite maîtrise pour éviter les fausses attaques. On peut se demander alors pourquoi cette fascination de tant de musiciens et de facteurs.

Il s’agit peut-être simplement de changer de critères. Si le clavicorde est peu perfectible dans l’optique contemporaine d’un son propre et bien défini, ce perfectionnisme lui-même conduit souvent à perdre de vue un élément moteur de la musique : le discours. Justement, la simplicité de fonctionnement du clavicorde favorise le jeu expressif : la corde est sous le doigt. Toutes les attaques, des plus douces aux plus gutturales, sont possibles. Ensuite, le son peut être enflé, prolongé, modulé, vibré, s’infléchir et se détendre : la parenté avec la voix est établie. Le système même d’émission du son, l’impossibilité d’une égalité de timbre, note à note, surtout dans les instruments liés, définit des registres, des formants qui sont une autre signature de la voix. Les difficultés d’intonation, elles-mêmes, deviennent un facteur de vie, comparable au souffle, au vent des orgues. Les compositeurs et les instrumentistes ne s’y sont pas trompés, qui n’ont pas tari d’éloges, relevant l’exceptionnel cantabile de cet instrument.

Cependant il faut avouer que le clavicorde est probablement un des claviers les plus difficiles à faire fonctionner correctement. Malgré une apparente simplicité de construction, les très fortes interactions entre les différents éléments imposent des contraintes importantes. Le chemin est étroit, la moindre maladresse est fatale : l’instrument est difficile à jouer, l’équilibre polyphonique est altéré. La qualité des matériaux, leur nature, leur poids ou leur épaisseur : tout intervient. Les différentes écoles ont largement joué sur ces critères afin d’obtenir un son plus solide ou plus flexible, plus dynamique ou plus profond. Contrairement d’ailleurs à ce qu’on pourrait penser, les petits instru­ments liés sont plus puissants, mais cependant moins amples que les grands clavicordes libres. D’une manière générale le volume sonore assez faible est compensé par une tension, une forte présence dans le timbre. Il suffit pour être satisfait de changer ses attitudes et ses habi­tudes. Le clavicorde est sûrement la meilleure école pour penser en profondeur une certaine éthique de la musique ancienne, nous forcer à plus d’humilité à l’égard de l’œuvre de ceux qui sont encore toujours nos maîtres.

Emile JOBIN