Disparition de Gustav Leonhardt

Témoignage d’Hélène Clerc-Murgier

Lorsque l’association Clavecin en France m’a demandé d’écrire un mot sur Gustav Leonhardt, mort le 16 janvier dernier, l’idée m’est immédiatement venue de ressortir mes cahiers de cours, minutieusement retranscrits lorsque j’étais son élève en 1991-92 à Amsterdam. J’ai redécouvert le luxe de détails qu’il donnait, dans l’analyse toujours exclusivement musicale de la partition. Avec des mots qui revenaient sans cesse : respect, nuances, sonorité, chant, lier, surlier.

« Dépasser l’instrument. Il ne faut pas que ça sonne clavecin, mais qu’on arrive ici à entendre toutes les nuances », disait-il souvent.
Et des phrases qui n’appartenaient qu’à lui :
« Ce qu’il faut ajouter dans toute l’œuvre, c’est un peu de folie, comme si l’on buvait un verre d’alcool juste avant de jouer. »
« La musique de cette époque (Balbastre) doit être jouée avec une certaine distance, les nobles ne pensent pas aux détails. »

Les cours avec Gustav Leonhardt. Une bénédiction pour une jeune étudiante. Une impression déjà. Sonner à la grande porte du Herengracht, attendre un long moment avant que la porte ne s’ouvre. Il apparaissait, en costume, saluait, toujours courtois, un sourire charmeur et des yeux malicieux sur un visage grave, et avec des gestes d’une extrême lenteur, refermait la porte. Nous parcourions l’immense couloir de sa maison jusqu’au salon du rez-de-chaussée dans lequel avaient lieu les cours.

Je croisais parfois sa femme Marie, grande violoniste, qui m’avait accueillie avec générosité lors de mes premières semaines à Amsterdam, et à laquelle je pense aujourd’hui.

Il me laissait m’installer au clavecin et s’asseyait dans un fauteuil d’où je le voyais à peine, immobile et silencieux, attentif déjà.

Puis lorsque j’avais fini de jouer, il faisait des remarques globales souvent encourageantes, toujours respectueuses, dans un Français riche, avant de rentrer dans les détails les plus infimes. Son analyse de la partition était pointue, et sa connaissance des manuscrits très sûre : il pouvait disserter sur les différentes versions d’un prélude de Louis Couperin ou de la fin d’une toccata de Bach.

A propos de l’Allemande La Laborde de Forqueray :
« Observez attentivement les indications données par J-B-A Forqueray au niveau des liaisons et articulations dans l’édition de viole de gambe. Cela aidera dans l’interprétation. De même, il ne faut se permettre aucune liberté au niveau du rythme, même si parfois on recherche une certaine folie. Folie et respect du rythme doivent lutter l’un contre l’autre. »

Le mot “respect” revenait dans sa bouche comme un leitmotiv.
« Il faut en général toujours respecter les indications du compositeur, qui sont les meilleures. »

Respecter le rythme, respecter les ornements, respecter le compositeur, respecter l’époque.

Gommer une partition pour la rendre plus “normale” à nos oreilles d’aujourd’hui lui était insupportable. Un sol bécarre contre un sol dièze peuvent être tellement extraordinaires !

Il assumait ses choix avec force :
« Il faut être convaincant au moment où l’on joue, peu importe si celui qui écoute est d’accord ou non. Savoir ce que l’on fait, analyser harmoniquement. »"
« Le seul fait de vouloir est suffisant pour convaincre le public. »

Il avait quelques compositeurs de prédilection. J-S Bach bien sûr. Mais aussi, Louis Couperin, Sweelinck, Froberger.

De ce dernier il disait :
« On ne peut pas jouer cette musique de manière ordinaire, car il s’agit là de musique extraordinaire, au sens propre comme au figuré. »
« Dans cette Allemande de Froberger, on ne peut pas se dire, allez, on y va ! et s’installer dans une atmosphère en oubliant les détails essentiels. Cette musique n’est pas facile, on ne doit pas s’y sentir trop à l’aise, mais être toujours très vigilant. »
« Dans cette Toccata (III en do) au lieu de jouer les entrées de manière évidente, il vaut mieux les opposer, comme si après que l’une ait pris la parole, l’autre la prenne à son tour, comme la coupant. »

A propos de Frescobaldi :
« C’est une musique de contraste, soit très forte, soit très douce : pas de Mezzo-Forte. »
« Début beau, calme, majestueux. Penser à un tableau ou à une sculpture. »

Ce n’était pas un vain mot chez lui, entouré qu’il était d’œuvres d’art de toute beauté. Quand je lui fis remarquer un jour que l’horloge de son salon était semblable à une que j’avais vu au Rijksmuseum, il me répondit avec un brin de coquetterie :
« Oui, mais celle-ci est plus belle ! »

Puis il se mettait au clavecin pour illustrer son propos, et là c’était à proprement parler éblouissant. Une intelligence au service de la musique. Un toucher incomparable. L’obsession de la sonorité, non comme telle, mais pour offrir à cet instrument percussif qu’est le clavecin une palette sonore lui permettant de chanter.

On peut dire qu’il avait un rapport sensuel à son instrument.
« Jouir vraiment du moelleux, des dissonances. Rester les doigts bien enfoncés dans les touches ; pour la musique française, les touches doivent s’enfoncer profondément, touchant presque la barre placée en-dessous. »
« De manière générale, le clavecin ayant un son un peu martelé, plutôt instrument à percussion qu’instrument mélodique, il faut beaucoup lier pour ne pas donner trop de dureté au son. Dans certains cas, il faut musicalement articuler, mais on ne le fera pas forcément au clavecin, le son de l’instrument suffisant largement à donner l’impression que l’on articule. »
« Les accords doivent être retirés en ouvrant la main en éventail. »

Il faisait oublier son instrument pour le transcender, faisait danser les notes au bout des doigts, surliait pour chanter, faisait toutes les nuances possibles : crescendo, forte, pianissimo.

Le poids de la main. Les dissonances. Les notes moins importantes « jouées sans y penser », donnant cette impression unique de decrescendo.

La mort de Gustav Leonhardt laisse beaucoup d’entre nous un peu orphelins. Il a marqué tant de générations de musiciens !

Comme interprète, il prenait la peine de dire la musique, de porter à nos oreilles les délicates subtilités de compositeurs tombés dans l’oubli.

Dans un rapport au temps qui n’appartenait qu’à lui-même.

Hélène Clerc-Murgier, 26 janvier 2012