Enseigner la basse continue, à partir de quel niveau et sous quelle forme ?

Les Journées de CLAVECIN EN FRANCE,
Samedi 17 mars 2007. CNR de Paris
Compte-rendu de la table-ronde

Rapporteur Th. Vernet

Les modérateurs Raphaële Vançon (CNR de Nice) et Martial Morand (CNR de SaintÉtienne)
ont ouvert la discussion en proposant aux professeurs présents d’exposer le
contexte d’enseignement dans lequel ils abordaient la basse continue avec leurs élèves.

Pour Catherine Samouel (ENM du Mans), l’enseignement de l’accord et la
sensibilisation à l’harmonie dépend de la réceptivité de chaque enfant, mais en règle
générale cette question peut être abordée dès la première année d’apprentissage de
l’instrument. Au début, les élèves font de la basse continue sans le savoir... Christine
Héraud (CNR de Strasbourg) rejoint ce point de vue et explique qu’elle aborde les
intervalles à partir de jeux construits sur de comptines connues des enfants. Alain
Cahagne (CNR de Montpellier/ EMA de Sète) insiste lui aussi sur l’intérêt d’appréhender la
basse continue à partir de thèmes connus des élèves, « sur ce qu’ils ont dans l’oreille... »
Une telle approche accorde une grande place à la dimension sensorielle de l’harmonie et
permet une concrétisation des notions enseignées de manière théorique en formation
musicale. La basse continue peut donc être un moyen pour les élèves de faire le lien
entre différents enseignements.

Bien souvent les structures pédagogiques ne prévoient pas encore un cursus
spécifique pour l’enseignement de la basse continue avant le début du deuxième cycle.
Ce qui oblige les enseignants à intégrer cette première approche dans le temps du cours
de clavecin proprement dit, ce qui de l’avis de plusieurs, n’est pas forcément un
handicap car cela permet d’envisager de bonne heure les pièces du répertoire sous leur
aspect harmonique. L’exemple du CNR d’Angers a néanmoins été évoqué où tous les
élèves, dès la 3e année de clavecin, bénéficient d’un cours spécifique dispensé par
Manami Haraguchi.

À l’issue de ce premièr « tour de table », Raphaële. Vançon a fait part de
l’expérience qu’elle a pu mener au CNR de Nice. Nous la remercions de nous avoir
communiqué le résumé suivant, dans lequel elle expose les grandes lignes et les options
de son projet :

« Les méthodes et les traités des XVIIe et XVIIIe siècles représentent les seuls
témoignages dont nous disposons aujourd’hui pour l’enseignement de la pratique de la
basse continue à l’époque baroque. En tant que professeur du XXIe siècle, quelle attitude
adopter pour développer chez les élèves ce savoir-faire obsolète, abandonné par la création
musicale contemporaine ? Doit-on respecter les stratégies pédagogiques adoptées lors de
sa période de structuration ou imaginer d’autres procédures ?

Durant les premières années d’expérience pédagogique effectuées au CNR de Nice,
j’ai suivi la première option formulée précédemment. Le bilan dressé quant aux
acquisitions des élèves fréquentant mes cours de basse continue afficha des résultats très
variables. C’était à moi, enseignante, de transformer les échecs, d’imaginer de nouvelles
stratégies pédagogiques.

C’était moi, via la méthode « bible » de Jesper Boje Christensen (voir références cidessous),
qui détenais jusque là l’initiative et la responsabilité de la transmission du savoir.
Ce dernier apparaissait alors aux élèves comme un « dogme » qui ne pouvait pas être remis
en question. Je m’imaginais que « bien jouer de la basse continue » signifiait : respecter les
règles érigés par les auteurs des divers traités ; échafauder une réalisation que je pouvais
maîtriser instrumentalement et qui sonnait bien, seule ; trouver de subtiles inventions
quant à la réalisation que je notais afin de ne pas la « perdre ». Ces valeurs avec lesquelles
j’évaluais ma pratique de continuiste étaient devenues les représentations de ce que je
jugeais désirable de la part des élèves, et orientaient l’organisation et le contenu des cours.
L’acquisition de la « Règle de l’octave » suivait le principe analytique et accumulatif de la
Méthode cartésienne mis en œuvre par Dandrieu, et conservé par Christensen. Le savoirfaire
ainsi construit était transmis en deux temps différés, dont le deuxième dépendait du
premier : les principes fondamentaux (les règles « théoriques »), abordés avec le
claveciniste seul en cours, étaient suivis de « mises en pratique » en situation de musique
de chambre qui correspondaient plus à des « collages » de diverses parties instrumentales
(ou vocales) qu’à de véritables symbioses.

Au regard de cette introspection, j’ai conçu une « remédiation didactique » que j’ai
éprouvée expérimentalement. Je devais proposer une situation musicienne « réelle » et
complexe porteuse de sens pour les apprentis, où la basse continue « accompagne »
d’autres musiciens, où tous les savoir-faire nécessaires sont construits par les élèves en
action. Je quittais mon rôle de répétiteur des Tables exposées dans la méthode qui impose
« la vraie solution d’accord » pour devenir une personne-ressource qui n’apporte pas « la »
réponse afin de développer l’autonomie des étudiants. Désormais inscrite dans une telle
situation, la basse continue recouvrait une présence sonore réelle au sein d’un ensemble
instrumental ou vocal et impliquait l’écoute du claveciniste et de tous ceux qu’elle
« accompagne », la manipulation sonore du clavecin et l’abandon de la phase de
« laboratoire » laborieuse. La basse continue n’était plus une pratique que l’on juxtapose à
d’autres pour former un groupe de musique de chambre, elle prenait au contraire racine au
sein des voix qui l’encadrent. Elle n’existait plus grâce aux règles érigées par les auteurs des
divers traités, mais se construit de manière collective, en situation « musicale », avec les
oreilles, les instruments et les acquis de tous. Les inventions raffinées du continuiste se
multiplient progressivement.

L’expérience réalisée engagea une débutante claveciniste (pianiste depuis 9 ans) de
15 ans, un violoniste de Cycle III de 18 ans, un hautboïste de C II, 1 de 11 ans, et un
bassoniste de C II, 4 de 15 ans, auxquels je proposais de jouer en audition (deux mois plus
tard) le Prélude de la 2e Sonate en trio d’Arcangelo Corelli. L’œuvre devait être jouée de
manière variée, avec des sonorités d’ensemble très homogènes. Chacun des
instrumentistes disposait de partitions séparées. La partition de la claveciniste ne
présentait que la ligne mélodique de basse à jouer de la main gauche ; les chiffrages
originaux avaient été supprimés. Le groupe entier émit des hypothèses à vérifier
instrumentalement quant à ce que devait jouer la main droite. La consigne constante
jusqu’à la prestation publique était de respecter un esprit coopératif d’entraide. La
claveciniste construisit la réalisation des deux premières phrases en doublant les deux
parties supérieures qu’elle écouta tout en jouant la basse de la main gauche et ajoute
ensuite une troisième voix à sa main droite ; les autres musiciens échangèrent leur voix en
écoutant et mémorisant ce qui se passait autour d’eux tout en jouant. La première phrase
fût jouée piano par les instrumentistes monodiques, et la seconde forte. L’ensemble
réalisa qu’on n’entend plus le clavecin lors de cette dernière. Chacun des musiciens tenta
de résoudre ce problème en proposant des hypothèses qu’ils éprouvèrent tous ensemble.
Tous réunis, les élèves ont construit différentes sonorités qu’ils ont analysées, jugées selon
l’objectif fixé, puis comparées. Ils trouvèrent un code pour transcrire d’une seule manière
toutes les réalisations construites précédemment, code qu’ils comparèrent avec celui
adopté par Corelli. En tâtonnant sur leur instrument, tous cherchèrent les notes de
l’accompagnement désignées par les chiffrages de la ligne de basse de la troisième phrase
et écoutèrent la résultante sonore produite collectivement. A ces deux voix reconstruites
par « décodage », la claveciniste ajouta une troisième voix. Le groupe compara sa création
à la version de Corelli. Enfin, à partir de cette pratique ainsi construite et de son
observation, la continuiste déduisit des règles de réalisations de basse continue. Le bilan se
révéla très positif lors de la prestation publique, les auditeurs ayant fortement apprécié la
qualité sonore et fusionnelle du groupe. »

Raphaële Vançon

Cette approche originale a permis aux élèves niçois de forger leurs propres règles
pour aboutir à un résultat musicalement convaincant. De là, la question des méthodes de
travail a été abordée. Pour Claire Bodin (CNR de Toulon), il est fondamentale que les
élèves s’approprient et se servent des outils qu’ils ont reçu pour forger leur propre
méthode. Ce point de vue est partagé par Raphaële Vançon qui souhaite que les élèves
soient amenés à trouver les règles par eux-mêmes. En complément du travail exposé par
Raphaële Vançon, Emmanuel Rousson (CNR de Brest) souligne l’importance pour l’élève
d’être sensibilisé à une démarche de « reconstruction » faisant appel à ses acquis et
l’amenant à intégrer l’analyse harmonique au cadre plus large de l’interprétation du
texte musical. Comme le souligne Olivier Papillon (ENM de Rodez), la basse continue n’est
pas déconnectée de la musique de chambre, ce qui est un point extrêmement positif.
Pour Martial Morand, la basse continue est une clé indispensable pour comprendre le
langage du clavecin.

Après l’exposé de ces divers expériences pratiques, la question des méthodes
pédagogiques a été abordée. Pour bon nombre de professeurs, le manque de temps
dévolu à l’apprentissage de la basse continue impose l’emploi de méthodes éditées
claires et efficaces... Mêmes si l’exemple proposé par Raphaële Vançon se situe à
l’opposé de la démarche préconisée par Christensen - pour qui la connaissance des
accords et des chiffrages doit devancer l’approche des textes (voir ci-dessous les
références de méthodes citées au cours de la discussion) - il a semblé important de
rappeler l’importance de son apport pour la connaissance actuelle de la basse continue.
Comme l’a remarqué Martial Morand, c’est notamment grâce à ses travaux que la basse
continue a considérablement évoluée ces dernières années.

Raphaële Vançon a souhaité ensuite orienter la discussion autour de la question
induite dans l’intitulé de la table : « à qui s’adresse la basse continue ? »

Plus tôt dans le débat, Alain Cahagne avait déjà mentionné le cas des grands
élèves pianistes qui souvent sont amenés à aborder la basse continue pour compléter
leur cursus. Pour ces élèves qui possèdent déjà une certaine culture musicale, des
réflexes digitaux et des habitudes de lecture, l’approche du répertoire se fait relativement
rapidement. Pour eux, la seule « règle de l’octave » est un moyen efficace et sûr pour
maîtriser une partition chiffrée.

La question ne se pose naturellement pas dans les mêmes termes pour les jeunes
élèves qui ne possèdent pas encore ces acquis techniques...

Outre l’exemple du CNR d’Angers mentionné plus haut, Catherine Zimmer (ENM
d’Ajaccio) a rappelé l’expérience qu’elle avait pu mener avec Yves Grollemund à l’ ENM de
Béziers en proposant aux jeunes élèves des ateliers pluridisciplinaires intégrant la basse
continue à l’approche du clavecin, de la flûte à bec, de la formation musicale et de la
danse. Florence Monzani (ENM d’Angoulême) a, quant à elle, présenté la formule
proposée dans le cadre de l’ENM d’Angoulême, à savoir : un cours indépendant du cours
de clavecin obligatoire pour tous les élèves dès la 3e année de cycle I mais aussi proposé,
sur la base du volontariat, aux pianistes, organistes et harpistes de façon là encore
indépendante de la pratique de musique d’ensemble hebdomadaire...

Magali Rougemon-Mingam (EMMA de Sablé-sur-Sarthe) a souligné l’intérêt pour la
basse continue manifesté par les étudiants chanteurs ou par ceux qui pratiquent un
instrument mélodique. Emmanuel Rousson fait le même constat pour les étudiants
inscrits en DEM qui se dirigent vers la basse continue comme « deuxième instrument ».

Par ailleurs, plusieurs participants à la table-ronde ont regretté que les mémoires
rédigés par des étudiants dans le cadre de la formation au CA, sur l’état de l’apprentissage
de la basse continue en France - pour lesquels certains avaient été sollicités - ne soient
pas accessibles... Peut-être que CLEF pourrait mettre en ligne ces études avec l’accord de
leurs auteurs et en proposer une éventuelle mise à jour ?...

C’est Françoise Marmin (CNR d’Angers) qui, à l’issue de cette discussion
foisonnante, a tenté de poser quelques éléments de conclusion :

  1. Les diverses expériences exposées au cours du débat montrent
    qu’aujourd’hui les enseignants abordent la basse continue à
    travers diverses méthodes, sans en privilégier une seule
    exclusivement. Ces ouvrages, méthodes et traités sont considérés
    par eux comme autant de « bases de données » qui leur servent
    d’outils mais ne sont pas des finalités.
  2. L’apprentissage de la basse continue s’inscrit en relation étroite avec le
    cours de formation musicale (approche des notions harmoniques),
    c’est un moyen de d’introduire l’instrument dans ce cours.
  3. La basse continue doit également servir à l’approche du répertoire, tant
    celui de la musique de chambre que du répertoire propre au
    clavecin.

Il est à souhaiter que la basse continue occupe une place croissante dans les
établissements d’enseignements musical. Les expériences et les propos échangés au
cours de cette table-ronde ont montré combien cette matière pouvait être bénéfique non
seulement aux élèves clavecinistes mais également à tous les autres apprentis musiciens.
Objet de recherche et d’expression artistique, la basse continue apparaît comme la
matière privilégiée pour favoriser un décloisonnement entre différents enseignements,
en requérant de la part des enseignants souplesse et adaptabilité.

« Pour faire de la basse continue, il faut savoir ruser... », ce conseil de Laurence
Boulay à ses élèves, rapporté ici opportunément par Claire Bodin, semble plus que
jamais d’actualité.


Méthodes de basse continue évoquées au cours de la discussion :

CHRISTENSEN (Jesper Boje), Les Fondements de la Basse Continue au XVIIIe
siècle, Une méthode basée sur les sources d’époque, Bärenreiter, Basel, 1995.
Ouvrage de référence, largement débattu au cours de la discussion mais dont
l’apport demeure incontesté.

LAIZÉ (Michel), La Basse continue pour Petits et Grands,..., Strasbourg, Les
Cahiers du Tourdion, s.d.

Plusieurs participants à la table ronde ont souligné l’intérêt de cet ouvrage pour
la musique du XVIIe siècle, sa progression alors que d’autres on pu regretter l’instance
(trop) marquée sur le « deux voix », d’autres sa difficulté.

MORAND (Martial), Basse chiffrée, vol 1 « Première approche », vol. 2 « Aperçu sur
différents styles ». Ces méthodes sont offertes au téléchargement sur le site :
http://jacques.duphly.free.fr/Basse_Chiffree/index.html

De l’avis général (et sans flagornerie vis-à-vis du modérateur de cette tableronde
 !!) cet ouvrage apparaît comme un compromis entre les deux méthodes pré-citées.

Nous renvoyons également aux Sources sur la basse continue, recensées par Yves
Rechsteiner, disponible sur le site de CLEF, rubrique « Documents » ainsi qu’au site
www.bassus-generalis.org dédié à la mise en ligne et à la traduction de traités
historiques de basse continue.