Parti-pris pour la reconstruction du clavecin de Jean Denis II

Document transmis par les facteurs et le comité scientifique, octobre 2023

Parti-pris pour la reconstruction du clavecin de Jean Denis II

À la suite de deux visites au musée d’Issoudun (15/06/2022, 13/12/2022) et la lecture des rapports d’observations existants sur le clavecin Jean Denis II, en particulier toute la documentation généreusement fournie par Marie-Christine et Alain Anselm [1], et notamment le dessin technique réalisé par Alain Anselm pour le Ministère de la Culture en 1991, la reconstruction de l’instrument est envisagée dorénavant par les facteurs Émile Jobin et Julien Bailly, entourés du comité scientifique (Jean-Claude Battault, Marie Demeilliez et Florence Gétreau) selon les principes qui vont être exposés.

Dans la perspective de la réalisation du plan de construction, notre attention s’est portée sur les points suivants :

  • Étapes de construction de la caisse
  • Hypothèses sur l’évolution de l’étendue des claviers
  • Analyse des mesures de mécaniques
  •  Examen du décor et du piètement

Étapes de construction de la caisse

À l’origine, ce clavecin est la réutilisation d’une caisse plus ancienne, dont il reprend la joue et l’éclisse courbe. Tout le reste de la caisse, les éclisses de pointe, l’échine, le barrage de caisse, le fond, le couvercle, et tout le corps harmonique, la table, le sommier, les chevalets, les sillets et les cordiers, sont de la main de Jean II Denis. Les claviers proviennent de son atelier.
Le diapason se situe d’après nos estimations autour de 415 Hz.
Les éléments subsistants du premier clavecin, de même que les différentes étapes de son décor, mériteraient des examens scientifiques plus poussés (radiographie, analyse de pigments, etc.).

Hypothèses sur l’évolution de l’étendue des claviers

Les claviers semblent bien avoir eu l’étendue GG/BB – c’’’ dès l’origine (octave courte au sol), ce que confirme la numérotation homogène des touches des deux claviers (la touche numéro 1 est bien le GG). Le fil du bois et les frontons sont semblables, même si quelques aménagements ont dû être réalisés pour placer les nouvelles touches dans le grave.
On note un repentir sur les pointes du guide arrière du clavier supérieur, dont la présence semble liée à l’ajout d’un accouplement à tiroir lors du dernier ravalement.
Le diapason (guide arrière des touches) du clavier inférieur a lui aussi été remplacé : il est d’un seul morceau malgré l’adjonction des touches supplémentaires, ce qui indique que le facteur a transformé l’arrière des touches.
Le travail des claviers et la qualité exceptionnelle des frontons contrastent avec la menuiserie de la caisse.
L’instrument de Jean Denis a été ravalé, peut-être au début du XVIIIe siècle. À cette occasion, l’échine a été écartée, permettant ainsi à la mécanique de trouver sa place. Cinq notes, trois dans le grave et deux dans l’aigu, furent ajoutées, ainsi qu’un accouplement. Ces modifications sont signalées sur les touches des GG, AA et BBb grave ainsi que C et C# qui ne sont pas de la même main. De même, les mortaises des registres et des guides sont différentes, alors que les taquets d’accouplement sont cohérents sur tout le clavier inférieur, preuve d’un ajout postérieur. L’étendue actuelle du clavier est GG/BB – d’’’.

Disposition des jeux

Ce clavecin comportait à l’origine trois jeux, deux jeux de huit pieds (2x8’) et un jeu de quatre pieds (1x4’). Restait à définir la position de chacun des registres sur les claviers. La comparaison des longueurs de cordes et des points de pincements avec celles des instruments du XVIIe siècle, allant des clavecins transpositeurs flamands ravalés aux instruments Tibaut de Toulouse, ne laisse aucun doute : il s’agit certainement de la disposition la plus courante dans les clavecins français, c’est-à-dire un 8’ au clavier supérieur et les 4’ et 8’ au clavier inférieur, avec le registre de 4’ placé au centre des deux 8’. Au clavier inférieur, les tirants de registres actionnent le 4’ à droite et le 8’ à gauche.

Construction

Les éclisses sont assemblées à queues d’arondes.
Les traverses de fond sont de simples planches de sapin collées à plat joint sur les éclisses, chevillées et façonnées de manière assez rustique, pour leur donner une forme cintrée.
Les proportions de la table d’harmonie entre le chevalet et l’éclisse courbe sont peu cohérentes, du fait du réemploi de l’éclisse courbe d’un instrument plus ancien. Elles ont été corrigées par des barres encastrées dans les contre éclisses.
Le choix du bois des barres de table (épicéa), débitées sur quartier, faux quartier et dosse dans le ténor et les basses, répond à des exigences acoustiques.
Nous allons évidemment respecter l’ensemble de ces choix de Jean Denis, ainsi que ceux que nous aurons pu observer dans les proportions de l’instrument et des claviers. Pour reprendre au plus près les gestes de Jean Denis, la structure de la caisse et tous les éléments du corps harmonique sont sciés et rabotés avec des outils manuels et collés avec des gélatines organiques, comme cela était fait au XVIIe siècle.

Système d’accouplement

Cet instrument pourrait être un chaînon manquant entre les clavecins flamands et les clavecins français de la seconde moitié du XVIIe siècle, c’est-à-dire un instrument avec deux claviers sans accouplement. En effet, l’étendue des claviers du clavecin Denis avant ravalement (GG/BB – c’’’) correspond à celle des clavecins flamands alignés.

Cependant, Émile Jobin a découvert un système dog-leg sur le clavecin de Vincent Tibaut de 1691 dont il a réalisé un fac-similé, et qui semble dans une dynamique de pensée assez proche du clavecin de Denis en ce qui concerne les proportions de la caisse, les longueurs de cordes et les points de pincements. Mais sur l’instrument Denis, un accouplement à tiroir a été ajouté lors du dernier ravalement, et nous ne disposons pas de tels indices : les montants de châssis ont été supprimés pour placer les notes supplémentaires et toute la mécanique a été réhaussée. Tous les sautereaux ont donc été raccourcis. Un indice reste troublant néanmoins : le châssis original du clavier supérieur s’arrêtait avant la queue des touches qui comportaient elles-mêmes un angle. C’est un élément essentiel au bon fonctionnement des sautereaux avec une jambe de chien dans un système dog-leg.

Finalement, rien ne confirme ni n’infirme la présence d’un dog-leg à l’origine. Après mûre réflexion et de nombreuses discussions avec les facteurs et les musiciens, la réalisation d’un dog-leg à plots (accouplement par le clavier inférieur) constitue une proposition qui permettrait de couvrir toutes les options de jeu sans dénaturer l’instrument.

Décor et piétement (sous la maîtrise de Jean-François Brun)

Caisse : Il nous a semblé juste de prendre pour modèle les traces du premier décor, visibles sur l’échine du clavecin d’Issoudun. Il s’agit d’une peinture de couleur ocre ou sienne en tenant compte de son encrassement, rehaussée de filets en trompe-l’œil imitant une moulure. La caisse, le dessus du couvercle et le portillon seront donc traités de cette façon.

Intérieur du couvercle : teinte unie, complémentaire de l’ocre de la caisse.

Entourage de la fosse à clavier : il pourra être de même teinte que l’intérieur du couvercle.

Papiers autour de la table : les recherches (difficiles en raison de la singularité de l’original) sont en cours.

Piètement : après une enquête bibliographique (sur les meubles d’époque Louis XIII) et l’examen des photos de plusieurs cabinets d’ébène (notamment un spécimen conservé au Musée des Arts décoratifs de Paris), nous avons retenu le piètement d’un cabinet d’ébène contemporain du clavecin d’Issoudun conservé dans ce même musée (colonnes et chapiteaux toscans, jupe et entretoise, pieds à « boules »). Celui-ci sera réalisé par Marc Frohn.
Il sera peint de la même couleur que la caisse, chapiteaux et pieds de colonnes rehaussés (ou pas) du même blanc que celui du trompe l’œil de la caisse ou d’un ocre plus clair. La hauteur des colonnes sera adaptée en fonction de la hauteur à laquelle le clavier doit être par rapport au sol. Ce piètement sera démontable avec des vis en bois.

En conclusion, nous avons l’essentiel du scénario pour reconstruire un clavecin dans un état proche de celui de 1648, tout en permettant de nombreux usages.

Les facteurs et le comité scientifique, octobre 2023


[1Alain et Marie-Christine Anselm, Étude du clavecin Jean Denis 1648 conservé au musée de l’hospice Saint-Roch d’Issoudun, 1991.